[Entretien] Spécificités de la civic tech française
Trois questions à Tatiana de Feraudy, chercheuse à l’Observatoire des civic tech et de la démocratie numérique, Décider ensemble.
Le 12 septembre 2019 s’est tenu à Paris le premier Decidim Day. Cette rencontre avait pour objectifs de faire connaître le logiciel libre de participation citoyenne Decidim, originellement développé à Barcelone, ainsi que d’offrir un espace pour discuter des enjeux actuels de la démocratie numérique. Lors d’une table-ronde de l’après-midi, Raphaël Pouyé, consultant en démocratie et innovation à la Commission Européenne, Claudia Chwalisz, analyste politique à l’OCDE et experte en innovation démocratique, et Tatiana de Feraudy, chercheuse à l’Observatoire des civic tech et de la démocratie numérique, ont débattu des perspectives internationales sur la civic tech et la govtech. Cet article est tiré de l’intervention de Tatiana de Feraudy lors de cette rencontre.
Chercheuse à l’Observatoire des civic tech et de la démocratie numérique du think tank Décider Ensemble, vous préparez également une thèse sur les entrepreneurs de la civic tech en France. Pouvez-vous nous donner une définition de la civic tech et nous expliquer comment ce concept a émergé en France ?
Historiquement, on a eu tendance à distinguer plusieurs concepts se rapportant à l’usage d’outils numériques dans le processus démocratique. Les govtech correspondent à l’emploi d’applications et de plateformes numériques de participation par des acteurs publics, y compris à travers le recours à des prestataires. Les poltech désignent des technologies numériques plus spécifiques, celles qui sont utilisées pour les campagnes électorales. Le terme de civic tech était plutôt utilisé pour désigner des outils développés par des citoyens afin d’interpeller les décideurs publics ou de mettre en transparence l’action publique. Aujourd’hui, si l’on donne une définition large, les civic tech regroupent tous les outils numériques qui ont pour objectif de favoriser l’engagement et la participation citoyenne.
En France, la notion de civic tech en est venue à désigner les structures elles-mêmes. Ce terme a beaucoup été revendiqué par les acteurs du marché de la govtech et a amené des acteurs citoyens à rejeter le terme civic tech. En réalité, c’est un « buzzword », un mot à la mode qui s’est construit principalement par l’action des acteurs eux-mêmes, ce qui crée une certaine confusion.
En France, il existe aujourd’hui des civic tech portée par des citoyens comme Regards Citoyens, association active depuis la fin des années 2000, qui utilise des données ouvertes pour mettre en transparence l’action parlementaire avec des sites comme NosDéputés, NosSénateurs ou encore LaFabriquedelaLoi, projet en association avec les équipes de deux laboratoires de recherche de Sciences Po. Plus récemment, certaines initiatives d’information, de mobilisation citoyenne, de lobby citoyen ou de fact-checking s’appuient sur des outils numériques et pourraient entrer dans le champ de la civic tech.
Toutefois, l’une des particularités françaises est l’importance du marché qui s’est constitué autour de ce concept. Ce sont des acteurs qui fournissent, dans une logique de prestation, des logiciels aux pouvoirs publics et aux entreprises qui souhaitent organiser une consultation ou une concertation. Il y a aujourd’hui une vingtaine d’entreprises centrales, mais aussi de petites start-up qui continuent à se monter sur le sujet, ou d’associations qui deviennent des entreprises pour trouver un modèle économique.
Comment expliquer cette configuration spécifique en France ?
On peut identifier plusieurs facteurs qui peuvent expliquer cette configuration en « marché ». D’abord, il y a une institutionnalisation très forte des procédures de participation citoyenne en France. Il existe des normes réglementaires fournissant un cadre contraignant en termes de procédures à mettre en œuvre, par exemple pour les enquêtes publiques ou les concertations. Ce cadre est élaboré et contrôlé par des agences et commissions dédiées, dont la CNDP (Commission Nationale du Débat Public). Des démarches de participation mises en place de manière descendante, à l’initiative des collectivités locales ou d’acteurs publics, existent depuis plus de trente ans. Les processus participatifs mobilisant le numérique sont de plus en plus nombreux : selon la Banque des territoires, plus de 200 collectivités aujourd’hui utilisent des civic tech.
Les civic tech ont en fait rejoint le marché très professionnalisé de la participation citoyenne. Il regroupe des cabinets de conseil spécialisés sur la participation, mais aussi des agences de conseil, d’urbanisme ou de design qui proposent des offres aux collectivités. Il faut remarquer que le développement d’un modèle économique de civic tech est contraignant : soit l’entreprise atteint une masse critique très rapidement et a recours à un modèle de don des utilisateurs ou de crowdfunding, soit elle profite du financement de fondations, qui sont malgré tout moins développées en France qu’ailleurs, soit la structure se tourne vers le secteur marchand et vend des services, ce qui arrive le plus fréquemment aujourd’hui.
On observe en France une civic tech principalement marchande, qui s’est inscrite dans une logique de vente de plateformes et de services à côté de prestataires traditionnels. Ses acteurs sont proches des écosystèmes du conseil pour la modernisation de l’action publique et en interaction constante avec des acteurs publics et privés.
Ensuite, très rapidement, il y a eu une appropriation de ce secteur naissant par des acteurs publics qui ont souhaité accompagner son développement, notamment par le potentiel d’innovation représenté par ces start-up pour la compétitivité française. Des acteurs publics comme la Banque des territoires (Caisse des Dépôts) ou Etalab ont tenté de soutenir et d’orienter des entreprises qui pouvaient contribuer à la logique de modernisation de l’État et des services publics. Les offres de la civic tech ont rapidement été intégrées au catalogue de l’UGAP, ce qui a facilité leur identification et la passation de marchés publics.
Enfin, les acteurs de cette « civic tech marchande » ont des origines sociales et professionnelles qui les placent dans une logique plutôt entrepreneuriale. Si la civic tech est initialement liée aux mouvements de l’open data, du web contributif ou des communs du web, elle a en France croisé d’autres groupes d’acteurs. Nous pouvons citer la « Tech for Good » (de l’économie collaborative à la social tech) dont les acteurs partagent une croyance dans le numérique pour résoudre les problèmes sociaux, ou les acteurs de l’innovation publique, qui portent un discours de modernisation, d’efficacité et de transformation à travers des méthodes et des outils en partie numériques. Enfin, les civic tech s’approchent parfois des acteurs de la construction de l’opinion (sondages, communication politique) qui explorent de nouvelles opportunités de mesure de l’opinion en ligne.
Dans quelle mesure est-ce que l’outil numérique contribue à transformer les méthodes de la participation ?
Dans milieu de la participation, les « méthodes » sont centrales. Il existe de nombreux outils d’animation et de modération des réunions en présence qui ont pour objectif de « garantir » la qualité de la consultation. La focalisation sur le dispositif donne lieu à des débats très importants, chacun d’entre eux étant très précisément défini et analysé (souvent avec des chercheurs) pour qu’il réponde à des idéaux de délibération et d’empowerment : jury citoyen, assemblée citoyenne, panel représentatif, community organizing… tous suivent des normes très précises. Du coup, on a tendance à sacraliser l’outil numérique comme si c’était aussi une méthode qui, par son design, pouvait « garantir » la forme et les résultats de la démarche.
Aujourd’hui, après trois à quatre années d’expérimentation en France, il existe un phénomène d’hybridation des outils : les acteurs mixent les approches, multiplient les formats d’expression pour vraiment diversifier à la fois les publics et les idées qui peuvent être exprimées, en ligne, hors ligne, en cochant des cases ou en co-construisant un projet, etc. La technique a ainsi apporté quelques déceptions, mais aussi une prise de conscience que l’outil n’est pas magique. Nous sommes dans une période de construction d’alternatives crédibles et attirantes, démontrant une meilleure capacité à mobiliser et menant à la collecte de données intéressantes pour l’action publique.
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