[Entretien] Perspectives internationales : CivicTech4Democracy
Trois questions à Raphaël Pouyé, consultant spécialisé en démocratie et innovation du projet « Supporting Democracy » de l’Union européenne.
Le 12 septembre 2019 s’est tenu à Paris le premier Decidim Day. Cette rencontre avait pour objectif de faire connaître le logiciel libre de participation citoyenne Decidim, originellement développé à Barcelone, ainsi que d’offrir un espace pour discuter des enjeux actuels de la démocratie numérique. Lors d’une table-ronde de l’après-midi, Raphaël Pouyé, expert en démocratie et innovation du projet Supporting Democracy (Union européenne), Claudia Chwalisz, analyste politique à l’OCDE et experte en innovation démocratique, et Tatiana de Feraudy, chercheuse à l’Observatoire des civic tech et de la démocratie numérique, ont débattu des perspectives internationales sur la civic tech et la govtech. Cet article est tiré de l’intervention de Raphaël Pouyé lors de cette rencontre.
Le projet « Supporting democracy » (Soutenir la démocratie) financé par l’Instrument européen pour la démocratie et les droits humains (IEDDH) de l’Union européenne, a lancé « CivicTech4Democracy.eu ». Pouvez-vous nous présenter cette initiative ?
Le projet « Supporting Democracy » est un programme d’assistance technique qui travaille avec les Délégations de l’Union européenne – les « ambassades » de l’UE dans le monde – pour soutenir la participation de la société civile en matière de démocratie. Il peut s’agir d’appuyer le plaidoyer pour la transparence des institutions comme de former ces groupes au contrôle citoyen de l’action publique aux niveaux local comme national. Nous avons aussi renforcé les compétences de nombreux groupes en matière d’observation électorale.
Un autre axe de notre projet est de promouvoir l’utilisation de solutions innovantes au service de la société civile. Alors que l’Union européenne s’intéressait beaucoup à ces phénomènes au niveau européen, nous nous sommes aperçus qu’elle le faisait moins dans ses relations de coopération internationale et de développement. C’est alors qu’a émergé l’idée de faire ce concours, « CivicTech4Democracy.eu ». Les porteurs de projets ayant fait leurs preuves devaient fournir une présentation du projet d’une centaine de mots et une vidéo de 2 minutes. Le projet devait avoir un lien avec les objectifs d’utilisation du numérique dans un but propre à la participation, à la redevabilité, ou à la transparence. L’objectif n’était pas tant de récompenser la meilleure initiative que de permettre à ces nouveaux acteurs de se faire connaître de la société civile plus classique dans leur pays.
Quels ont été les résultats de l’initiative, à la fois en termes de projets sélectionnés et de mise en valeur de l’action citoyenne avec des outils numériques ?
70 projets (sur 110) ont été sélectionnés, représentant 32 pays différents. Ces projets ont été soumis à deux jurys : un système de vote en ligne (plus de 15.000 votes en moins de trois mois) et un jury classique. Chaque jury a récompensé trois projets. Pour évaluer ces initiatives, nous avons particulièrement porté attention aux projets qui sont utiles aux populations. Par exemple, parmi les lauréats, nous avons un projet cambodgien (iTenure) qui tente de résister, avec les populations concernées, aux spoliations en matière foncière.
Les six projets lauréats viennent d’endroits variés : le Guatemala, l’Uruguay, l’Afrique du Sud, la Palestine, le Cambodge, les Philippines… c’est une véritable « Tour de Babel » que nous avons obtenu. Notre manuel, le « CivicTech4Democracy Handbook » a permis sans prétention d’exhaustivité, de donner un instantané de cette diversité de la civic tech dans les pays du Sud. Il se présente comme une sorte d’annuaire de 50 projets candidats au concours, avec un petit résumé et des informations sur comment se contacter. L’idée est de favoriser les collaborations, et à terme, d’avoir une base de données alimentée et utilisée par toutes les délégations de l’UE. Nous avons utilisé cet outil pour rapprocher les ONG pro-démocratie « classiques » des nouveaux acteurs utilisant le numérique pour des objectifs similaires, c’est-à-dire pour plus de progrès social et économique et une meilleure représentation politique.
Dans la typologie utilisée pour classer les projets apparaissant dans le manuel, nous avons mis d’un côté les projets qui font du plaidoyer pour les droits de l’homme ou travaillent sur le développement durable, la santé ou l’environnement en utilisant des outils numériques – essentiellement dans un but de communication et de visibilité renforcées. D’autres au contraire se concentrent davantage sur la récolte ou la production de données à proprement parler. Enfin, une autre catégorie est occupée par les plateformes de consultation ou de délibération, comme avec Decidim que l’on connaît bien.
Finalement, il y a une civic tech plus spécifique à certains de ces pays où les espaces de l’action civique ne sont pas ouverts, partagés par les autorités politiques. Ils sont au contraire contestés et à conquérir. Pour ces acteurs du numérique, l’action décisive consiste souvent à faire fuiter de l’information, aller extraire de la donnée là où il est difficile voire interdit de le faire, et ensuite savoir la traiter et la publier. C’est ce que j’appellerai une « civic tech de combat ». Parfois, faire de la civic tech dans certains de ces pays, c’est risquer sa vie, au contraire des civic tech en Europe occidentale qui sont souvent habituées à travailler en pleine coopération avec l’administration et peuvent avoir une vision irénique de leur rôle dans la sphère politique.
Pour vous, qu’est-ce qui va être important pour la civic tech dans les années à venir ?
Aujourd’hui nous avons de plus en plus conscience que l’on produit et emploie de la donnée à tous les niveaux et qu’il s’agit d’un enjeu démocratique. Il est nécessaire de poser non seulement la question de la defense des droits civils et politiques (voir le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966), mais aussi inclure les droits digitaux dans cet ensemble. Le numérique a permis des avancées démocratiques. Par exemple, certains observateurs citoyens exploitent le machine learning pour pouvoir analyser des données massives, par exemple les résultats d’élections par bureau de vote. De même, la redevabilité des autorités publiques est un objectif du Partenariat pour le gouvernement ouvert, auquel de nombreux États ont adhéré, et les outils de mise en visibilité des données jouent un rôle central pour assurer une forme de transparence.
Cependant, certaines pratiques rendent aussi très concrets les dangers liés à l’usage des données. Les avancées des logiciels de reconnaissance faciale posent la question de la protection des données personnelles et de la surveillance. Le cas de la plateforme de participation citoyenne « Rousseau » utilisée par le Movimento Cinque Stelle (M5S) en Italie est un exemple du flou lié à l’utilisation de ces outils. La plateforme n’est pas open source. Elle appartient à l’entreprise de Conseil Casaleggio Associati, qui reste propriétaire des données produites par les contributeurs. Or ces données, qui sait ce que leur propriétaire pourrait en faire ? Il existe dans les processus de participation citoyenne numérique un risque de tomber dans le trou noir de la commercialisation des données privées.
En parallèle, nous sommes témoins de la montée des populismes dans bon nombre de pays qui s’accompagne souvent d’une réduction des espaces civiques. Par ce phénomène connu en anglais sous le nom de « shrinking space », la société civile se voit enlever les moyens d’agir librement et d’exprimer des opinions contestataires. C’est un enjeu central pour la civic tech que de défendre ces espaces.
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